PARIS — L’Europe doit sortir du déni dans lequel se trouve une partie de ses gouvernements et s’endurcir, avertit le chef d’état-major des armées françaises, le général Thierry Burkhard. Sinon, elle risque de devenir une proie dans un monde où émergent des “sphères d’influence” chinoise, russe et américaine.
Dans une interview exclusive accordée à POLITICO et Libération, le général, qui quittera les fonctions qu’il occupe depuis 2021 à la fin du mois, prévient : « Une Europe fragilisée peut demain se trouver dans une position d’animal traqué, après deux siècles où l’Occident a donné le la. »
« D’un côté, les pays européens n’ont jamais été aussi forts », estime-t-il tout de même. Mais il ajoute : « Les gouvernements et les populations sont dans une forme de déni face au niveau de violence qui règne dans le monde aujourd’hui », ajoute-t-il.
Le message du général français, qui nous a répondu au lendemain de son déplacement à Washington où il s’était rendu pour des discussions militaires, fait écho à un nombre croissant d’avertissements sur la faiblesse de l’Europe — la manière dont le président américain a contraint le bloc à conclure un accord commercial défavorable fait même craindre que le Vieux Continent n’entre dans un « siècle d’humiliation », comme l’ont nommé certains.
Sous le commandement de Thierry Burkhard, les forces armées ont renforcé leur présence sur le flanc est de l’Europe et leur implication au sein de l’OTAN, tout en se préparant à une guerre de haute intensité. Au cours des derniers mois, le général français a également coprésidé la coalition des volontaires, un groupe de pays travaillant sur des garanties de sécurité pour l’Ukraine en cas de cessez-le-feu avec la Russie.
Thierry Burkhard décrit un monde défini par quatre facteurs politiques : le recours à la force pour résoudre les conflits ; la volonté de pays comme la Chine, la Russie, la Corée du Nord et l’Iran de défier l’Occident ; le pouvoir de la guerre de l’information ; et les conséquences du changement climatique.
« Plus que les chars russes, c’est la mise en place d’un ordre alternatif désoccidentalisé qui menace les Européens. Si la Russie peut casser l’Europe sans attaque armée, c’est la voie qu’elle choisira », explique le plus haut gradé de France, s’exprimant depuis son bureau au siège du ministère des Armées.
« Dans le monde de demain, la solidarité stratégique qui doit unir les Européens doit être très, très forte. Il n’y a pas de pays en Europe qui pèse tout seul », ajoute-t-il. « Ce n’est pas quelque chose qui se veut contre les États-Unis, ni même d’ailleurs contre la Russie, il s’agit plutôt d’avoir la taille critique pour peser dans le monde et ne pas se faire vendre à la découpe. »
Le défi pour les Européens a toujours été de parler d’une seule voix, en particulier en matière de politique de défense. La pression exercée par Madrid pour être exemptée de l’objectif fixé par l’OTAN de dépenser 5 % du PIB dans la défense — le Premier ministre Pedro Sánchez affirme que Moscou ne représente pas une menace immédiate pour l’Espagne — a ainsi mis en évidence les divergences de perception de la menace entre les pays européens.
Mais si Thierry Burkhard estime que l’Europe peine à « englober les intérêts stratégiques » de tous ses membres, « il y a un point moyen à trouver ».
“Dynamique” pour les garanties de sécurité
Des « intérêts stratégiques » qui incluent bien sûr la préservation de l’indépendance de l’Ukraine, à un moment où la pression s’intensifie sur les pays européens pour qu’ils s’impliquent en cas de cessez-le-feu.
Malgré le fait que de nombreuses questions restent sans réponse, les discussions concernant des garanties de sécurité pour l’Ukraine ont repris ces dernières semaines, dans la foulée de la rencontre entre Donald Trump et le président russe Vladimir Poutine en Alaska le 15 août.
« La volonté très forte du président américain de parvenir à un accord de paix donne un nouvel élan », affirme Thierry Burkhard.
Après une réunion à la Maison Blanche avec Volodymyr Zelenskyy, Emmanuel Macron , Friedrich Merz et Giorgia Meloni, entre autres, l’administration Trump a de fait semblé ouverte à contribuer aux garanties de sécurité.
Or pour la plupart des capitales européennes, le soutien militaire américain est une condition préalable à leur participation à toute initiative visant à surveiller un éventuel accord de paix en Ukraine.
A l’inverse, « les Américains estiment surtout que les Européens doivent donner des gages de leur investissement dans leur prise de responsabilités », souligne le général français. « C’est la poule et l’oeuf. Le cœur du débat n’ est pas militaire mais plutôt politique. »
Pour Burkhard, « la meilleure garantie de sécurité serait de démontrer la détermination américaine en cas de violation de l’accord de paix ». En parallèle, les opérations militaires européennes pourraient inclure le déploiement de troupes en Ukraine, le survol du pays par des avions, la reprise du trafic maritime en mer Noire et le soutien à l’armée ukrainienne.
« Pour redonner confiance aux Ukrainiens, nous devons envoyer un signal pour montrer que les pays européens, éventuellement appuyés d’une certaine manière par les États-Unis, sont prêts à apporter des garanties », ajoute le chef d’état-major des armées. « Apporter des garanties veut souvent dire prendre des risques. »
Le danger réside dans l’engrenage d’un contingent militaire européen dans une guerre contre la Russie, d’autant plus que le Kremlin répète à l’envi qu’il ne tolérera pas de troupes européennes en Ukraine. C’est en partie pourquoi les règles d’engagement restent une question essentielle.
D’après Thierry Burkhard, “pour maintenir un accord de paix mis en place, les règles d’engagement, c’est l’autodéfense. C’est assez logique”. En langage courant : un soldat européen attaqué par la Russie sur le sol ukrainien aurait le droit de se défendre.
Guerres « choisies » contre guerres « imposées »
Le risque d’un conflit de haute intensité entraîne une profonde remise en question du mode de fonctionnement des forces armées occidentales, explique le plus haut gradé de France.
« Nous sommes passés de guerres choisies — comme en Irak, en Afghanistan ou au Mali — à des guerres imposées », analyse-t-il.
Dans ce qu’il appelle les « guerres choisies », les autorités politiques et militaires peuvent garder la main sur la quantité de munitions tirées, la durée du séjour des troupes et le nombre de soldats déployés. Les « guerres imposées » sont des conflits existentiels qui ne laissent guère ce type de choix: « Si les Ukrainiens ne se battent pas à 100 % [contre la Russie], ils disparaîtront. C’est ça, une guerre imposée.»
Pour faire face à cette nouvelle réalité, Burkhard estime que les forces armées occidentales doivent diversifier leurs arsenaux. « La question de savoir ‘qu’est-ce qui tue quoi et à quel prix’ est centrale. Si on ne développe que des armes de haute technologie qui tuent mais coûtent en réalité très très cher, on n’y arrivera probablement pas », explique-t-il, ajoutant que les forces armées ont également besoin d’armes d’usure à bas coût.
Les militaires devraient également modifier leur mode d’achat d’équipements militaires afin de tenir compte du fait que certains types d’armement évoluent très rapidement. Cela vaut particulièrement pour les drones : sur le front ukrainien, la durée de vie des logiciels des drones est d’environ un mois et demi.
« Il est probablement préférable d’acheter [certains articles] par lots de 10, 15, 20 ou 50 », déclare le général Burkhard. « Peu importe si les entreprises ne peuvent pas assurer la maintenance pendant les deux prochaines décennies, car dans un an, ces équipements seront soit détruits sur le champ de bataille, soit obsolètes. »
Il refute également l’argument selon lequel les forces armées ne pourraient tenir que quelques jours dans un conflit de haute intensité en raison de stocks de munitions trop faibles. La France ne combattrait pas la Russie seule, mais aux côtés de ses alliés de l’OTAN, souligne-t-il.
« Nos stocks de munitions ne sont pas aussi élevés qu’ils devraient l’être, car nous nous sommes davantage concentrés sur des guerres choisies », concède-t-il. « Cela signifie-t-il que les forces armées françaises ne sont pas en mesure de s’engager en opération ? Non. Elles sont capables de le faire ce soir s’il le faut. »
Follow