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De l’eldorado au bain de sang : comment TotalEnergies s’est engluée au Mozambique

PARIS — Lorsque Patrick Pouyanné a décidé d’investir des milliards dans un gigantesque gisement de gaz naturel situé dans une zone de guerre, il a pris cette décision seul, après un seul dîner avec la patronne d’un énergéticien concurrent.

C’était fin avril 2019, et Vicki Hollub, PDG d’Occidental Petroleum, une société établie à Houston, était engagée dans une bataille à la David contre Goliath avec le mastodonte américain de l’énergie Chevron pour racheter Anadarko, une autre entreprise pétrogazière texane.

Warren Buffett était prêt à soutenir Vicki Hollub en apportant 10 milliards de dollars, mais ce n’était pas assez. Alors la femme d’affaires s’est envolée pour Paris afin de rencontrer Patrick Pouyanné, le PDG de la major tricolore, qui s’appelait alors Total, et faisait partie du top 5 des Big Oil.

La proposition de Vicki Hollub : le Français investirait 8,8 milliards de dollars en échange des quatre gisements de gaz africains d’Anadarko, dont une vaste réserve en eaux profondes au large du nord du Mozambique, une région en proie à une insurrection islamiste.

Patrick Pouyanné, qui avait déjà approché Anadarko au sujet des mêmes actifs, a accepté en quelques minutes.

“Quels sont les atouts de Total ?”, a expliqué son PDG lors d’un événement organisé par l’Atlantic Council à Washington quelques semaines plus tard. “Le GNL”, a-t-il répondu, et “le Moyen-Orient et l’Afrique”, régions où l’entreprise est présente depuis ses débuts à l’époque coloniale. “Donc, ça correspond exactement et parfaitement.”

Si Total, “une grande entreprise”, peut être “si agile”, a-t-il exposé, c’est grâce à l’efficacité de son processus de décision, entre les mains d’un homme, et à la clarté de sa vision consistant à passer du pétrole au GNL, extrait dans des pays étrangers peu réglementés.

“Il s’agiss[ait] juste d’envoyer un e-mail à ma collègue [Hollub]”, a-t-il ajouté. “C’est comme ça qu’on conclut de bons deals.”

Six ans plus tard, on peut se demander si Patrick Pouyanné ne s’est pas un peu trop précipité.

Le 17 novembre dernier, une ONG européenne de défense des droits humains a déposé une plainte pénale devant le Parquet national antiterroriste français à Paris accusant TotalEnergies de complicité de crimes de guerre, de torture et de disparitions forcées dans le nord du Mozambique.

Les allégations portent sur la détention et l’exécution par l’armée mozambicaine de civils autour de la guérite d’une vaste usine de liquéfaction de gaz que TotalEnergies construit sur la péninsule d’Afungi, située au sud de la frontière avec la Tanzanie. Des faits d’abord révélés par POLITICO.

La plainte, déposée par le Centre européen pour les droits constitutionnels et les droits humains (ECCHR), une association de défense des droits humains, affirme que TotalEnergies s’est rendue complice de ce qui est désormais appelé le “massacre des conteneurs” en ayant “directement financé et soutenu matériellement” les soldats mozambicains responsables des exécutions, entre juin et septembre 2021.

“TotalEnergies savait que les forces armées mozambicaines avaient été accusées de violations systématiques des droits humains, mais a continué à les soutenir dans le seul but de sécuriser ses propres installations”, a déclaré Clara Gonzales, codirectrice du programme sur les entreprises et les droits humains pour l’ECCHR, une association berlinoise d’avocats, spécialisée en droit international, et qui a passé l’année écoulée à corroborer ces atrocités.

En réponse à cette plainte, un porte-parole de l’entreprise à Paris a déclaré dans un communiqué : “TotalEnergies prend ces allégations très au sérieux [et] se conformera aux prérogatives légales d’enquête des autorités françaises”.

L’année dernière, en réponse aux questions de POLITICO, la major, par l’intermédiaire de sa filiale Mozambique LNG, a déclaré qu’elle “accueillait favorablement les enquêtes menées par les autorités ayant une compétence légitime ou par des organisations véritablement indépendantes, compétentes et impartiales qui fonctionnent de manière transparente”.

Cette semaine, le porte-parole a réitéré cette position.

Interrogé sur ces meurtres en mai dernier à l’Assemblée, le PDG a estimé que “les gens qui répandent des allégations devraient apporter des preuves de leurs dires ; évidemment, ils n’en ont apporté aucune”. Interrogé cette semaine sur LCI au sujet de cette plainte, Patrick Pouyanné a de nouveau rejeté les accusations, expliquant qu’elles participent d’une “campagne de dénigrement” motivée par le fait que TotalEnergies produit des combustibles fossiles.

La plainte pour crimes de guerre s’appuie sur les révélations de POLITICO et d’autres preuves provenant de sources ouvertes. Sur l’année écoulée, les massacres des conteneurs ont été confirmés par Le Monde et Source Material, une ONG britannique de journalisme d’investigation. Le professeur Joseph Hanlon, expert du Mozambique, a également affirmé que ces atrocités sont “bien connues localement” et qu’une enquête menée par UK Export Finance (UKEF) — l’agence de crédit-export du Royaume-Uni, qui examine actuellement l’octroi d’un prêt de 1,15 milliard de dollars au projet de Total — a entendu les témoignages des survivants.

Le massacre était apparemment une représaille à une attaque sanglante menée trois mois plus tôt par des rebelles affiliés à l’Etat islamique contre la ville voisine de Palma, qui avait fait 1 354 morts parmi les civils, dont 55 employés de Total, selon un sondage en porte-à-porte conduit par POLITICO. Parmi les personnes assassinées par les djihadistes, 330 ont été décapitées. TotalEnergies a précédemment indiqué que le Mozambique n’avait pas encore publié le bilan officiel du massacre de Palma.

En mars, le procureur de la République a annoncé l’ouverture d’une enquête contre TotalEnergies pour homicide involontaire et non-assistance à personne en danger après les accusations contre l’entreprise d’avoir abandonné ses sous-traitants lors du massacre.

Après le départ des rebelles, les commandos mozambicains établis dans la concession gazière de Total ont rassemblé 500 villageois et les ont accusés de les soutenir. Ils ont séparé les hommes des femmes et des enfants, violé plusieurs femmes, puis entassé les 180 à 250 hommes dans deux conteneurs métalliques sans fenêtre qui formaient une fortification rudimentaire à l’entrée du site industriel de la major française.

Les soldats y ont gardé leurs prisonniers pendant trois mois, sous une chaleur de 30 degrés. Selon onze survivants et deux témoins, certains sont morts asphyxiés. Nourris de poignées de riz et de bouchons de bouteilles d’eau, d’autres sont décédés de faim ou de soif. Quant aux autres, les soldats en ont frappé et torturé bon nombre, puis ils ont commencé à les emmener par groupes et à les exécuter.

Seuls 26 hommes ont survécu, sauvés lorsqu’une force d’intervention rwandaise, déployée pour combattre l’Etat islamique, a découvert l’opération. Une deuxième enquête menée de maison en maison par POLITICO a permis d’identifier 97 des personnes tuées ou disparues.

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Au-delà de la plainte pour crimes de guerre et de l’enquête britannique, ces meurtres font également l’objet de trois autres enquêtes distinctes : celle du procureur général du Mozambique, celle de la Commission nationale des droits de l’homme du Mozambique et celle du Parlement néerlandais, qui examine le financement de 1 milliard de dollars accordé par le gouvernement des Pays-Bas au projet de TotalEnergies.

La plainte de cette semaine a été déposée au Parquet national antiterroriste français, dont les attributions comprennent les crimes de guerre. Le procureur décidera s’il y a lieu d’ouvrir une enquête formelle et de nommer un juge d’instruction.

Si l’affaire est jugée recevable, TotalEnergies risque un procès pour crimes de guerre.

Cela entacherait sérieusement la réputation de cette entreprise, qui occupait autrefois une place centrale dans l’identité nationale française, et de son PDG, dont la détermination sans faille en avait fait une icône du monde des affaires.

Si le tribunal venait à déclarer la société ou ses dirigeants responsables des meurtres commis dans les conteneurs, les sanctions pourraient aller d’amendes à, en théorie, des peines de prison pour toute personne incriminée.

Comment TotalEnergies en est-elle arrivée là ? Comment Patrick Pouyanné en est-il arrivé là ?

“Pouyanné Petroleum”

Né en Normandie en 1963, fils de fonctionnaires — son père était directeur des douanes et sa mère travaillait aux PTT — Patrick Pouyanné s’est hissé parmi l’élite française en étant admis à l’Ecole polytechnique, la plus prestigieuse école d’ingénieurs du pays, puis à l’Ecole des mines, où sont formés les futurs capitaines d’industrie français.

Après quelques années dans les cabinets ministériels, notamment celui d’Edouard Balladur à Matignon et de François Fillon aux Technologies, il a rejoint Elf Aquitaine en tant que directeur de l’exploration en Angola en 1996. Il déménagea ensuite au Qatar en 1999, année de la fusion entre Total et Elf, avant d’être nommé directeur général de Total en 2014 après le décès du PDG d’alors, Christophe de Margerie, mort dans un accident d’avion à Moscou.

Patrick Pouyanné dirige avec pragmatisme et détermination. “Etre numéro un dans un groupe comme Total […] c’est se retrouver seul”, confiait-il en 2020. “Quand je dis ‘je ne suis pas d’accord’, parfois les murs tremblent. J’en suis conscient.”

En une décennie aux manettes, Patrick Pouyanné, 62 ans, a transformé un groupe de 100 000 salariés présent dans 130 pays en un one man show, surnommé avec ironie “Pouyanné Petroleum” dans le secteur.

Ses fréquentes apparitions publiques et sa poigne ont fait de lui une figure célèbre du monde des affaires international.

“Patrick a fait un excellent travail pour piloter TotalEnergies dans un environnement complexe, délivrer des résultats financiers extrêmement solides, et engager la Compagnie dans la transition énergétique plus rapidement et résolument que ses pairs”, décrivait Jacques Aschenbroich, administrateur référent du groupe, en 2023.

“Je ne suis pas sûr que tout le monde est heureux de travailler avec lui”, tempère

Marc-Antoine Eyl-Mazzega, directeur du Centre énergie et climat de l’Institut français des relations internationales (Ifri) confirme : “Son implication est sa force. Peu d’entreprises ont cette vitesse et cette rapidité d’exécution. Il est capable de prendre une décision rapidement, d’une manière beaucoup plus rapide et agile.”

Mais, Marc-Antoine Eyl-Mazzega tempère aussi : “Je ne suis pas sûr que tout le monde est heureux de travailler avec lui ; il y a souvent des départs. Il est assez direct et franc.”

Les salariés le surnomment “bulldozer”, en raison de sa carrure imposante et ses méthodes autoritaires.

Ce surnom n’est pas toujours affectueux. Un ancien cadre de Total qui traitait régulièrement avec lui se souvient d’une personne désagréablement agressive, “tapant du poing sur la table”.

Selon le même, cela a eu pour effet de priver les équipes de tout pouvoir : “La structure de Total essaie de deviner ce que Pouyanné veut faire. On ne peut prendre aucune décision sans passer par le PDG.”

Auprès de POLITICO, TotalEnergies a qualifié ces descriptions de “déplacées et sans fondement”.

“Ne nous demandez pas de faire la morale”

Ce qui ne fait aucun doute, c’est la manière dont Patrick Pouyanné a utilisé son autorité pour façonner la réponse de Total au grand casse-tête du XXIe siècle en matière de pétrole et de gaz : comment concilier la demande en énergies fossiles et celle visant à en sortir.

Sa solution a été de diversifier l’activité, en éloignant l’entreprise des combustibles à fortes émissions pour en faire un fournisseur d’énergie éthique et diversifié, axé sur le gaz à faible teneur en carbone, le solaire et l’éolien, et en s’engageant à atteindre la neutralité carbone d’ici 2050. Ce virage a été symbolisé par le changement de nom du groupe, rebaptisé TotalEnergies par Patrick Pouyanné en 2021.

Un deuxième élément, moins connu, de la stratégie du PDG a consisté à déplacer les activités restantes dans les énergies fossiles dans des pays qui ne sont pas soumis à la réglementation occidentale.

S’adressant au public à Chatham House à Londres en 2017, Patrick Pouyanné a confié que ce qui l’avait décidé à privilégier les réserves pétrogazières situées dans les régions les plus pauvres, les plus éloignées et les moins surveillées de la planète, c’était les sanctions imposées au géant britannique BP aux Etats-Unis à la suite de l’explosion de la plateforme Deepwater Horizon en 2010, qui avait fait 11 morts et provoqué une gigantesque marée noire dans le golfe du Mexique.

Aux yeux du Français, ces amendes, comprises entre 62 et 142 milliards de dollars selon les calculs utilisés, représentaient un “risque juridique” excessif pour les activités liées au pétrole et au gaz en Occident.

Certes, d’autres territoires à la situation plus instable comportent aussi leur lot de risques. Mais, à Chatham House, Patrick Pouyanné disait estimer le coût d’un échec de tout projet en dehors de l’Occident à un montant, plus gérable, compris entre 2 et 3 milliards de dollars.

En matière d’évaluation des risques, c’était une stratégie efficace.

“D’autres acteurs mettraient beaucoup de moyens dans des cabinets et écriraient 70 rapports pour conclure qu’un projet est risqué”, avance Marc-Antoine Eyl-Mazzega de l’Ifri. “Patrick Pouyanné, en revanche, est prêt à prendre des risques.”

Interrogé par le Sénat en 2024 sur sa façon de déterminer où investir, le patron a reconnu que les calculs économiques importaient plus que l’éthique.

“Ne nous demandez pas de faire la morale”, avait-il lancé.

“Une faillite ne mettra [pas] Total en danger”

Les premiers prospecteurs pétroliers et gaziers sont arrivés dans le nord du Mozambique en 2006. Lorsque Anadarko a découvert du gaz à 40 kilomètres au large des côtes en 2010, on parlait du Mozambique comme du nouveau Qatar.

D’une superficie de 10 500 kilomètres carrés, soit environ un tiers de la Belgique, le bloc 1 du bassin de Rovuma était décrit comme un monstre contenant, selon les estimations, 2 100 milliards de mètres cubes de gaz, soit 1% de toutes les réserves mondiales. Un champ voisin, le bloc 4, dont on pensait qu’il en renfermait davantage, a rapidement été racheté par ExxonMobil.

Pour faire face au volume de production, le consortium d’Anadarko sur le bloc 1 a élaboré un plan pour la construction d’une usine de liquéfaction de 20 milliards de dollars. Avec le gisement d’ExxonMobil, le coût de l’exploitation du gaz au Mozambique était estimé à 50 milliards de dollars, ce qui en ferait le plus gros investissement privé jamais réalisé en Afrique.

Mais en 2017, une insurrection liée à l’Etat islamique est venue menacer ces ambitions.

Deux ans avant que TotalEnergies ne rachète les 26,5% de parts d’Anadarko dans le bloc 1, ce qui avait débuté comme une révolte spontanée contre la corruption au sein du gouvernement dans la province du Cabo Delgado au nord s’est transformé en une rébellion islamiste.

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Les insurgés gagnaient sans cesse du terrain, déplaçant des centaines de milliers de personnes, et procédaient régulièrement à des décapitations massives.

L’installation était encore en travaux, mais elle était déjà régulièrement prise pour cible. Elle était gérée par des Européens et des Américains, qui cherchaient à faire gagner de l’argent à des entreprises situées à des milliers de kilomètres, tout en déplaçant 2 733 villageois pour construire leur concession et en interdisant aux pêcheurs d’accéder aux eaux autour de leurs sites de forage. Après plusieurs attaques contre des véhicules entrant et sortant de l’usine, les djihadistes ont tué deux personnes travaillant sur le projet lors d’une attaque dans un village et ont démembré un chauffeur sur la route en février 2019.

Un autre risque venait du fait que le port d’armes était interdit aux étrangers. L’usine dépendait donc de l’armée et de la police mozambicaines pour sa sécurité, deux institutions dont les crimes et la répression sont connus et bien documentés.

Au début, Patrick Pouyanné semblait serein. Le champ de gaz échappait au droit occidental et international, Maputo n’ayant pas ratifié le Statut de Rome instituant la Cour pénale internationale. Et le Français semblait considérer la poursuite de projets à haut risque et à haut rendement comme une obligation pour une entreprise aux moyens financiers importants. En mai 2019, peu après avoir signé le contrat d’Afungi, il a déclaré à l’Atlantic Council que Total était une entreprise si grande qu’elle n’avait pas à s’inquiéter, du moins pas comme d’autres entreprises ou pays moins importants.

“Nous aimons le risque, c’est pourquoi nous avons décidé de nous lancer dans l’aventure mozambicaine”, avait-il lancé. “Même dans le cas d’une faillite, [ça] ne mettra [pas] Total en danger.”

En septembre 2019, lorsque le rachat par Total a été officiellement finalisé, l’entreprise a assuré dans un communiqué de presse : “Le projet Mozambique LNG est largement dérisqué.”

“La mention ‘largement dérisqué’ renvoie aux fondamentaux commerciaux et financiers du projet”, a répondu TotalEnergies dans l’une de ses nombreuses déclarations à POLITICO. “En déduire que c’était rejeter les préoccupations en matière de sécurité revient à méconnaître fondamentalement le fonctionnement du secteur.”

Pourtant, pour les personnes travaillant sur le projet, cette déclaration était surprenante, étant donné qu’un employé de Mozambique LNG avait récemment été découpé en morceaux.

A peu près à la même époque, les chefs de projet d’Anadarko, dont beaucoup travaillaient désormais pour Total, ont tenté d’alerter leur nouveau patron sur le danger que représentait l’insurrection.

C’est pourtant lorsqu’ils ont rencontré Patrick Pouyanné que “tout a commencé à se dégrader”, relate l’un d’eux.

L’équipe, qui a travaillé pendant des années sur le projet au Mozambique, a ri jaune lorsque le PDG est venu leur faire un discours “sur la brillante stratégie de Total et la manière brillante dont Total allait mener à bien ce projet”, raconte un autre.

Patrick Pouyanné a ajouté qu’il avait “un héros français” à la tête de la sécurité de l’entreprise : Denis Favier, qui dirigeait le GIGN lors de la prise d’otages de Marignane en 1994, et qui a mené la traque des frères Kouachi après l’attentat de Charlie Hebdo en 2015 en tant que directeur de la gendarmerie nationale.

“C’est facile pour lui”, considérait Patrick Pouyanné.

Interrogée sur la transition d’Anadarko à Total, la major française a affirmé qu’elle était attentive à toutes les préoccupations exprimées par les anciens employés d’Anadarko. “Nous n’avons pas connaissance d’un tel rejet des préoccupations en matière de sécurité par TotalEnergies ou sa direction”, a déclaré la société. “Il est incorrect d’affirmer que les conseils venus du terrain n’ont pas été écoutés.”

Pourtant, après avoir rencontré Patrick Pouyanné, l’ancienne équipe d’Anadarko a réuni son personnel au Mozambique pour les briefer sur leur nouveau patron, selon une personne présente.

“Eh ben putain”, a lancé un chef de projet. “Nous avons un problème.”

“Très vulnérable”

Un troisième ancien employé d’Anadarko, qui est resté travailler pour Total, affirme que, lorsque la major française a pris le relais, elle a également suspendu la décision de transférer la plupart des prestataires et du personnel des hôtels et des complexes de Palma vers son site protégé d’Afungi, une mesure coûteuse qu’Anadarko prévoyait de prendre en réponse à la détérioration de la sécurité.

“J’avais travaillé tellement dur pour éliminer ce danger”, se désole cet employé. “Palma était très vulnérable. Presque personne n’était censé [y] être. Mais Total ne voulait pas m’écouter.”

D’autres mesures, comme regrouper les flux de véhicules venant ou partant d’Afungi en convois escortés par des drones, ont également pris fin. Un sous-traitant qui traversait régulièrement le territoire rebelle a décrit la différence entre Anadarko et Total comme “le jour et la nuit”.

Puis, en juin 2020, les rebelles ont pris la ville de Mocimboa da Praia et tué au moins huit sous-traitants. Fin décembre de la même année, ils ont lancé une nouvelle offensive qui les a menés aux portes de Total.

A ce moment-là, Patrick Pouyanné a fait marche arrière et a pris en charge personnellement la supervision des opérations de sécurité, selon le premier responsable d’Anadarko cité. Bien qu’il n’ait aucune expertise en matière de sécurité, “[il] a dû se plonger dans les moindres détails”.

Le deuxième cadre a confirmé ces propos. “Il est passé de ‘Je m’en fiche, nous avons les meilleurs agents de sécurité du secteur pour gérer cela’ à ‘Oh mon Dieu, c’est un désastre, laissez-moi micromanager et tout diriger’”, retrace-t-il.

Le groupe “n’avait connaissance d’aucune […] critique selon laquelle Patrick Pouyanné manquerait de l’expertise nécessaire”, a déclaré TotalEnergies, ajoutant que son PDG avait “une expérience directe des évacuations d’urgence [depuis] que Total avait dû évacuer son personnel du Yémen en 2015”.

La progression des insurgés vers les abords d’Afungi a incité le dirigeant à ordonner l’évacuation de tout le personnel de TotalEnergies. En revanche, de nombreux prestataires et sous-traitants, dont certains avaient pris du retard en raison du Covid, ont reçu l’ordre de continuer à travailler, selon des échanges d’e-mails entre prestataires consultés par POLITICO.

“Mozambique LNG n’a fait aucune distinction entre ses propres employés, ses prestataires ou ses sous-traitants lorsqu’elle a donné ces instructions”, a assuré le groupe, précisant qu’il n’était pas responsable des décisions de ses prestataires.

Puis, en février 2021, Patrick Pouyanné s’est rendu à la capitale Maputo pour négocier un nouvel accord de sécurité avec le président mozambicain de l’époque, Filipe Nyusi.

A l’issue de cette rencontre, les deux hommes ont annoncé la création d’une Joint Task Force, une unité de 750 soldats et policiers armés qui serait stationnée à l’intérieur du complexe.

L’accord prévoyait que ces troupes protégeraient un rayon de 25 kilomètres autour de l’usine, y compris Palma et plusieurs villages. Dans la pratique, en concentrant des centaines de soldats et de policiers à l’intérieur du périmètre clôturé, Palma s’est retrouvée relativement exposée.

“Il est inexact d’affirmer que Palma était mal défendue”, a démenti l’entreprise. “Cependant, il est indéniable que ces forces de sécurité ont été dépassées par l’ampleur et la violence des attentats terroristes de mars 2021.” TotalEnergies a également ajouté qu’il n’était pas exact de dire que “Patrick Pouyanné a personnellement géré l’accord de sécurité mettant en place la Joint Task Force”.

“Une catastrophe”

A l’époque, les conseillers en droits humains du groupe mettaient en garde qu’en renforçant l’alliance de TotalEnergies avec les services de sécurité mozambicains par la création de la Joint Task Force — à laquelle l’entreprise avait accepté de verser ce qu’elle qualifie d’“indemnités de difficulté” par l’intermédiaire d’un tiers, ainsi que de la fournir en équipement et de l’héberger dans son enceinte —, Patrick Pouyanné la rendait de fait partie prenante au conflit et l’impliquait dans toute violation des droits humains commise par les soldats.

Tout aussi inquiétante était l’insistance de TotalEnergies, selon un responsable de la sécurité de l’usine et le compte rendu d’une présentation du groupe sur la sécurité communiqué dans le cadre d’une demande d’accès à l’information aux Pays-Bas, pour que toutes les décisions importantes en matière de sécurité soient prises par une équipe dédiée de 20 personnes située à 8 000 kilomètres de là, à Paris.

Cette centralisation semble expliquer pourquoi, lorsque les islamistes ont finalement envahi Palma le 24 mars 2021, Total a été parmi les derniers à en être informés.

Un prestataire occidental, responsable de la sécurité, a expliqué avoir retiré son personnel 10 jours avant l’assaut, sur la base d’informations dont il disposait concernant la présence d’armes à feu et de jeunes hommes prépositionnés dans la ville.

Dans les jours qui ont précédé l’attaque, les villageois des environs de Palma ont averti leurs amis et leurs proches en ville qu’ils avaient vu les islamistes avancer. Des messages WhatsApp consultés par POLITICO indiquent que des sous-traitants ont signalé la même chose à la sécurité de l’usine les 22 et 23 mars.

Pourtant, à 9 heures du matin le 24 mars, TotalEnergies à Paris annonçait que la situation était sûre et que son personnel pouvait y retourner.

Quelques heures plus tard, les islamistes attaquaient.

“Ni Mozambique LNG ni TotalEnergies n’ont reçu d’‘avertissements préalables’ spécifiques concernant une attaque imminente avant le 24 mars”, a déclaré le groupe.

Face à une avancée sur trois fronts de plusieurs centaines d’assaillants, le responsable de la sécurité de l’usine a déclaré que le management vertical de TotalEnergies était incapable d’y faire face.

Le personnel sur le terrain n’a pas pu réagir à l’évolution de la situation, paralysé par la nécessité de demander l’approbation de Paris pour toute décision.

Selon le responsable de la sécurité, le bureau national de Total à Maputo était également dans le flou, incapable de suivre les événements en temps réel ni autorisé à réagir.

“Qui peut nous aider ?!”

Deux décisions, prises au moment où l’attaque se déroulait, ont aggravé les ravages causés par les islamistes.

La première a été le refus de Total de fournir du kérosène au Dyck Advisory Group (DAG), une petite société militaire privée sous-traitante de la police mozambicaine.

La police et l’armée ayant été débordées, les petits hélicoptères du DAG représentaient la seule force militaire opérationnelle à Palma et la seule unité effectuant des sauvetages humanitaires.

Mais les hélicoptères du DAG étaient limités par le faible approvisionnement en carburant, ce qui les obligeait à voler pendant une heure pour se ravitailler et à immobiliser leur flotte par intermittence.

Etant l’un des plus grands fabricants mondiaux de kérosène et disposant de stocks importants dans son usine, Total était en mesure d’apporter son aide. Mais lorsque le DAG l’a sollicité à Paris, le groupe français a refusé. “La décision venait d’en haut”, a affirmé Max Dyck, le directeur de DAG, “et c’était ainsi que les choses devaient se passer”.

Total a reconnu avoir refusé de fournir du carburant à DAG — en raison de préoccupations liées à l’historique de cette entreprise en matière de droits humains, selon la major —, mais a mis du carburant à la disposition des services de sécurité mozambicains. DAG a depuis engagé un avocat pour enquêter sur son passif, qui l’a innocenté.

Une deuxième décision problématique fut un ordre, venant des cadres de Total à Paris dans les mois précédant le massacre, selon le responsable de la sécurité du site, qu’en cas d’attaque des rebelles, les gardes à l’entrée de la concession ne devaient laisser entrer personne.

Cette instruction ne pouvait avoir été donnée que par quelqu’un qui ne connaissait pas la géographie de la région, a considéré le responsable de la sécurité du site.

Si les islamistes bloquaient les trois routes menant à Palma, comme le prescrivent les tactiques conventionnelles, les seules issues possibles pour les 60 000 habitants seraient la mer ou les airs, deux voies qui passent par les infrastructures de TotalEnergies, avec son port et son aéroport. En bloquant le passage aux civils, l’entreprise les exposerait au danger.

C’est ce qui s’est passé. TotalEnergies s’est rapidement retrouvée avec 25 000 civils en fuite à ses portes, selon un rapport interne de l’entreprise obtenu grâce à une demande d’accès à l’information déposée par Recommon, une ONG italienne. Parmi la foule se trouvaient des centaines de sous-traitants et d’ouvriers.

Des témoins ont décrit à POLITICO des familles suppliant les gardes de TotalEnergies de les laisser entrer. Des mères tendaient leurs bébés pour qu’ils soient déposés devant les portes. Mais, depuis Paris, l’entreprise a refusé d’autoriser ses gardes à ouvrir.

Le 28 mars, cinquième jour de l’attaque, la direction à Paris a autorisé un ferry à évacuer 1 250 employés et ouvriers du site, puis à effectuer un seul aller-retour pour récupérer 1 250 civils qui s’étaient introduits dans le périmètre, laissant encore des dizaines de milliers de personnes bloquées à ses portes.

Le 29 mars, un responsable des relations communautaires de TotalEnergies à Paris a passé un appel paniqué à Caroline Brodeur, une connaissance chez Oxfam America.

“Il m’a dit : ‘Il y a une situation sécuritaire très grave au Mozambique !’”, se souvient Caroline Bordeur. “‘Une escalade de la violence ! Nous devons évacuer les gens ! Qui peut nous aider ? Quelle ONG peut nous soutenir sur le plan logistique ?’”

Trente minutes plus tard, le même a rappelé. “Attendez”, lui a-t-il dit. “Ne faites rien”, expliquant avoir été empêché par les cadres de TotalEnergies. Aucune personne extérieure ne devait être impliquée.

“Je pense qu’il essayait de faire ce qu’il fallait”, a estimé Caroline Brodeur lors d’un échange avec POLITICO. “Mais après cela, Total est restée silencieuse.”

Au cours des deux mois suivants, les djihadistes ont tué des centaines de civils à Palma et dans les environs, ainsi que sur le site de Total, avant d’être chassés par la force d’intervention rwandaise.

Pour le deuxième ex-cadre d’Anadarko et de Total, les rebelles auraient pu attaquer Palma, quel que soit le responsable du projet gazier. Mais la gestion lointaine et centralisée de Total a rendu “la catastrophe […] inévitable”.

TotalEnergies a déclaré que sa réponse à l’attaque “avait atténué autant que possible les conséquences”. Confirmant l’appel téléphonique à Oxfam, le groupe a ajouté : “Aucun membre de TotalEnergies n’a cherché à empêcher toute aide extérieure.”

Et il a particulièrement insisté sur le fait que Patrick Pouyanné n’était pas en faute.

“Les accusations selon lesquelles la gestion de TotalEnergies par Patrick Pouyanné aurait exacerbé les ravages causés par les attaques au Mozambique sont totalement infondées”, a-t-elle souligné. “Patrick Pouyanné prend très au sérieux la sécurité et la sûreté du personnel.”

Lors d’une interview donnée à LCI, Patrick Pouyanné a défendu les actions de son entreprise. “Nous avons complètement évacué le site”, a-t-il déclaré. “On n’était pas présent à ce moment-là.”

Il a ajouté qu’il considérait que TotalEnergies — dont les équipes ont aidé “plus de 2000 civils à évacuer la zone” — “avait mené des actions héroïques”.

“Un dîner presque parfait”

Les déboires de TotalEnergies au Mozambique s’inscrivent dans un contexte plus large dans lequel l’entreprise a vu son rang et son image se détériorer.

Des manifestations pour le climat avaient pour rituel de se tenir chaque année devant son assemblée générale, dans le centre de Paris, jusqu’en 2023, où la police a dispersé les militants à coups de matraques et de gaz lacrymogènes. Depuis deux ans, TotalEnergies s’est retranchée derrière un barrage de contrôles de sécurité et de policiers antiémeutes dans ses bureaux de La Défense.

Alors que le groupe envisageait 2024, date de son centenaire, comme une année de fête, elle l’a surtout passée à regarder son apogée dans le rétroviseur. Lorsque Patrick Pouyanné a pris la direction de Total en 2014, elle était la plus grande entreprise française et la 37e au niveau mondial. Aujourd’hui, elle est la 7e en France et ne figure même pas dans le top 100 mondial.

Plusieurs médias ont profité du centenaire de TotalEnergies pour pointer du doigt ses tares répétées en matière de pollution, de corruption, de sécurité des travailleurs et de changement climatique.

Patrick Pouyanné est également à l’origine d’une rupture avec l’establishment français. Lorsqu’il a suggéré l’année dernière de coter la multinationale à New York pour booster le cours de l’action, Emmanuel Macron l’a réprimandé en public.

Le fossé s’est creusé davantage quelques semaines plus tard quand la commission d’enquête du Sénat sur TotalEnergies a recommandé dans ses conclusions que l’Etat entre au capital du groupe par un mécanisme lui offrant un droit de regard et de veto sur certaines décisions.

L’entreprise a fait l’objet de cinq poursuites judiciaires distinctes, civiles et pénales, pour violation de la loi en matière de protection du climat et d’éthique des affaires.

Dans une sixième affaire, intentée par des associations écologistes à Paris le mois dernier, un juge a ordonné à TotalEnergies de retirer de son site web un message affirmant que la société contribuait à la lutte contre le changement climatique. Compte tenu de ses investissements continus dans les énergies fossiles, cette affirmation était trompeuse, a estimé le juge, qui a ordonné à TotalEnergies de remplacer son message et d’afficher la décision du tribunal.

La militante suédoise Greta Thunberg, elle aussi, a mené des manifestations contre l’oléoduc de TotalEnergies en Afrique de l’Est. Ce projet, qui vise à transporter du pétrole sur 1 600 kilomètres depuis l’Ouganda jusqu’à l’océan Indien en passant par la Tanzanie, est également accusé de violations des droits humains, ce qui lui vaut les critiques du Parlement européen ainsi que de 28 banques et 29 compagnies d’assurance qui ont refusé de le financer.

Patrick Pouyanné a également vu son image personnelle ternie. Le patron était sous le feu des critiques en 2022 : alors que les Français venaient à peine de traverser la crise du Covid et affrontaient la flambée des prix des carburants, lui défendait son salaire annuel de 5 944 129 euros.

Dans un tweet, il se disait “fatigué” d’être accusé d’avoir bénéficié d’une augmentation de 52%. Son salaire, avait-il ajouté, avait simplement été ramené à son niveau d’avant la pandémie.

Du jour au lendemain, il est devenu le visage inacceptable du capitalisme français. “Pouyanné vit dans une autre galaxie, très très lointaine”, commentait un chroniqueur télé. Sous une photo du PDG, le député Insoumis Thomas Portes avait tweeté : “Un nom, un visage. Le bloqueur du pays.”

Ce ressentiment est si vif et si répandu qu’en 2023, l’entreprise a publié un guide à l’intention de ses employés sur la manière de le gérer. Intitulé “Un dîner presque parfait”, ce livret présente des arguments et des données que les salariés peuvent utiliser pour répondre aux éventuelles critiques de leurs proches.

“Avez-vous déjà été interrogés, lors d’un dîner en famille ou entre amis, sur une polémique concernant la Compagnie ?”, peut-on y lire. “Aviez-vous les éléments factuels nécessaires pour répondre à vos convives ?”

“Fausses accusations”

La plainte pour crimes de guerre a été déposée en France, alors que les faits supposés se sont déroulés au Mozambique, parce que celle-ci indique que le pays d’établissement de TotalEnergies établit la compétence juridictionnelle.

Cette affaire illustre l’extension de la justice internationale, à savoir la poursuite dans un pays de crimes commis en dehors de son territoire. Né à Nuremberg et à Tokyo au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le mouvement en faveur de la justice internationale a récemment vu ses principes utilisés par des tribunaux nationaux et internationaux pour traduire en justice des chefs de guerre et des dictateurs, ainsi que par des tribunaux nationaux pour poursuivre des citoyens ou des entreprises impliqués dans des abus commis à l’étranger, là où les systèmes judiciaires locaux sont faibles.

Les tribunaux américains ont ordonné à ExxonMobil et au géant de la banane Chiquita de comparaître pour complicité dans les atrocités commises à la fin des années 1990 et au début des années 2000 par des soldats ou des milices payés pour protéger leurs sites, respectivement en Indonésie et en Colombie.

Exxon a conclu un accord une semaine avant l’ouverture de son procès en 2023. En juin 2024, un tribunal de Floride a condamné Chiquita à verser 38 millions de dollars aux familles de huit Colombiens assassinés ; l’appel de Chiquita a été rejeté en octobre de la même année.

En Suède, deux dirigeants de Lundin Oil sont actuellement jugés pour complicité de crimes de guerre après que les troupes soudanaises et les milices gouvernementales ont tué environ 12 000 personnes entre 1999 et 2003 en nettoyant la zone autour d’un site de forage de l’entreprise. Les dirigeants nient les accusations portées contre eux.

L’ECCHR a engagé plusieurs procédures judiciaires dans différents pays. En 2016 notamment, elle a déposé avec l’ONG Sherpa une plainte pénale à Paris contre le cimentier Lafarge, accusant son usine syrienne d’avoir versé des millions de dollars à l’Etat islamique en échange de sa protection. Lafarge et huit de ses dirigeants sont jugés à Paris ce mois-ci pour financement du terrorisme et violation des sanctions internationales — des accusations qu’ils réfutent.

La plainte pour crimes de guerre contre TotalEnergies cite des documents internes, obtenus grâce à des demandes d’accès à l’information en Italie et aux Pays-Bas, qui montreraient que le personnel du site savait que les soldats commettaient régulièrement des violations des droits humains contre des civils alors qu’ils travaillaient pour l’entreprise.

Il y avait “des accusations régulières de la communauté concernant des violations des droits humains commises par la JTF [Joint Task Force]”, peut-on lire dans l’un de ces documents, notamment “des violences physiques et des arrestations/disparitions”. Le rapport fait également référence à “des soldats qui auraient été présumés impliqués dans une affaire [de droits humains] en août [2021]”. Ces faits ont été jugés si graves que TotalEnergies a suspendu le paiement des salaires des 1 000 soldats de la Joint Task Force et que l’armée a expulsé 200 d’entre eux de la région, selon le document interne.

La plainte déposée par l’ECCHR est contre TotalEnergies et contre X, afin de laisser ouverte la possibilité d’ajouter les noms de dirigeants de l’entreprise non spécifiés. Parmi les personnes citées dans les 56 pages du document figurent Patrick Pouyanné et cinq autres dirigeants et salariés de TotalEnergies. Denis Favier, le responsable de la sécurité de l’entreprise, n’en fait pas partie.

TotalEnergies a refusé de rendre disponibles ses  dirigeants ou les responsables de sa sécurité pour des interviews.

Interrogé en avril 2024 par le Sénat sur les activités de son entreprise au Mozambique, le PDG a affirmé pouvoir “assurer la sécurité de l’enceinte industrielle dans laquelle [il] pourrai[t] opérer, mais non de la région”, soulignant que “la sécurité du Cabo Delgado relève de la responsabilité non pas de TotalEnergies, mais de l’Etat du Mozambique”.

Interrogé en mai dernier par l’Assemblée nationale sur les exécutions dans les conteneurs, Patrick Pouyanné a réaffirmé sa confiance dans l’Etat mozambicain en déclarant : “Ces pays progresseront si nous avons confiance dans leurs institutions. Nous devons cesser de leur faire la leçon à tout propos.”

Oubliant apparemment qu’il avait contribué à négocier un accord de sécurité prévoyant le déploiement de soldats mozambicains dans les locaux de Total, il a ajouté : “Je vous confirme que TotalEnergies n’a rien à voir avec l’armée du Mozambique.”

Un porte-parole de l’entreprise a précisé cette semaine que “TotalEnergies n’est pas impliqué dans les opérations, le commandement ou la gestion des forces armées mozambicaines”.

Outre la plainte pour crimes de guerre, les activités de TotalEnergies au Mozambique font déjà l’objet d’une information judiciaire ouverte en mars en France. L’entreprise est accusée d’homicide involontaire pour ne pas avoir assuré la sécurité de ses sous-traitants restés à Palma lorsque de l’attaque par le groupe lié à l’Etat islamique.

Alors que POLITICO avait déjà révélé que 55 travailleurs du projet avaient été tués, TotalEnergies, par l’intermédiaire de sa filiale Mozambique LNG, a initialement affirmé n’avoir perdu aucun employé. “Tous les employés de Mozambique LNG, ses prestataires et ses sous-traitants, ont été évacués en toute sécurité du site du projet Mozambique LNG”, a déclaré Maxime Rabilloud, directeur général de Mozambique LNG, à POLITICO l’année dernière.

Malgré cette affirmation, la mort d’au moins un sous-traitant britannique, Philip Mawer, fait l’objet d’une enquête officielle au Royaume-Uni.

En décembre 2024, le service de presse du groupe à Paris a changé sa position sur l’attaque de Palma. “TotalEnergies n’a jamais nié la tragédie qui s’est produite à Palma et a toujours reconnu la perte tragique de vies civiles”, a-t-il déclaré à POLITICO. Pour la première fois, il a également admis qu’un “petit nombre” de travailleurs du projet avaient été stationnés à l’extérieur de son complexe sécurisé pendant l’attaque et exposés au carnage.

L’enquête pour homicide involontaire prendra des années. La décision d’ouvrir une enquête formelle sur les nouvelles accusations portées contre TotalEnergies pour complicité de crimes de guerre, sans parler de porter l’affaire devant les tribunaux, ne devrait pas arriver avant 2026, au plus tôt.

L’homicide involontaire est passible d’une peine de trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende, pouvant même aller jusqu’à cinq ans et 75 000 euros en cas de “violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité”.

Pour la complicité de crimes de guerre, la peine peut aller de cinq ans à la perpétuité.

“Pouvez-vous réellement vous regarder dans le miroir ?”

Ces accusations de crimes de guerre ajoutent une nouvelle incertitude aux efforts déployés depuis vingt ans pour développer les gisements gaziers du Mozambique.

Au lendemain du massacre de Palma en 2021, TotalEnergies a déclaré un cas de “force majeure”, une mesure juridique permettant de suspendre le projet en raison d’événements exceptionnels.

Les quatre années et demie d’arrêt qui ont suivi ont coûté 4,5 milliards de dollars à TotalEnergies, en plus des 3,9 milliards que Patrick Pouyanné a débloqués pour racheter les parts d’Anadarko dans Mozambique LNG. Des milliards de dollars supplémentaires sont à prévoir avant que le site ne commence enfin à produire du gaz, ce qui, selon les prévisions actuelles de Total, devrait intervenir en 2029.

L’information judiciaire pour homicide involontaire et la plainte pour crimes de guerre pourraient entraîner de nouveaux retards en déclenchant des procédures au titre du devoir de vigilance chez les investisseurs de TotalEnergies, les empêchant ainsi d’accorder des prêts de 14,9 milliards de dollars, sans lesquels Patrick Pouyanné a prévenu que son projet phare s’effondrerait.

Par ailleurs, un prêt d’une agence gouvernementale américaine de 4,7 milliards de dollars à Total fait également l’objet d’une contestation en justice par les Amis de la Terre.

Un porte-parole de TotalEnergies a déclaré cette semaine que le projet était en mesure de “satisfaire aux exigences en matière de due diligence requises par les prêteurs”.

Tout cela intervient alors que la situation sur le terrain reste instable. Après une contre-offensive rwandaise réussie de 2021 à 2023, l’insurrection a repris, les islamistes menant des raids à travers Cabo Delgado, notamment à Palma et dans le port régional de Mocimboa da Praia.

Selon l’Organisation internationale pour les migrations, 112 185 personnes ont fui les violences entre le 22 septembre et le 13 octobre. Parmi les personnes tuées au cours des derniers mois, deux travaillaient pour le projet gazier : un traiteur, assassiné à Palma, et un agent de sécurité, décapité dans un village au sud de la ville.

L’entreprise a régulièrement répété que les récentes évolutions juridiques et la recrudescence des attaques des groupes liés à l’Etat islamique n’auront aucune incidence sur son projet de réouverture officielle de ses activités au Mozambique d’ici la fin de l’année.

“Cette nouvelle plainte n’a aucun lien avec l’avancement du projet Mozambique LNG”, a indiqué un porte-parole cette semaine.

Patrick Pouyanné lui-même a également passé une grande partie de cette année à insister sur le fait que le projet était “de nouveau sur les rails” et que son financement était assuré. En octobre, le groupe a levé la clause de force majeure afin de relancer le projet.

Toutefois, dans une lettre consultée par POLITICO, Patrick Pouyanné a également écrit au président mozambicain Daniel Chapo pour lui demander de prolonger de dix ans sa licence de forage et de lui accorder 4,5 milliards de dollars afin de couvrir ses dépassements de coûts.

Le Mozambique — dont le PIB s’élevait à 22,42 milliards de dollars en 2024, soit environ un dixième du chiffre d’affaires annuel de TotalEnergies (195,61 milliards de dollars) — n’a pas encore répondu.

Une dernière question se pose pour le PDG de TotalEnergies : une accusation officielle de crimes de guerre va-t-elle alimenter l’opposition à son leadership parmi les actionnaires ?

Lors de l’assemblée générale annuelle de 2024, un cinquième des actionnaires a rejeté la stratégie de transition climatique de l’entreprise, la jugeant trop lente, et un quart a refusé de soutenir Patrick Pouyanné pour un quatrième mandat de trois ans. En 2025, plusieurs investisseurs institutionnels ont exprimé leur opposition à Patrick Pouyanné en votant contre sa rémunération.

Cependant, il semble peu probable que sa popularité s’améliore, en interne comme en externe. “Patrick Pouyanné, c’est le meilleur ennemi de tout le monde, c’est un bouc émissaire sur lequel on adore taper”, relève Olivier Gantois, président de l’Ufip-EM, un lobby du pétrole et du gaz.

Récemment, le PDG de 62 ans a commencé à se montrer inhabituellement plaintif. Lors de l’assemblée générale de TotalEnergies en 2022, il avait notamment lancé que les actionnaires rebelles “n’aiment pas les émissions” de CO2, mais “ils aiment le dividende”.

A celle de l’année dernière, il s’était plaint du fait que le groupe se trouvait dans une position impossible. “Nous essayons de trouver un équilibre entre la vie d’aujourd’hui et celle de demain”, avait-il énoncé. “Ce n’est pas parce que TotalEnergies s’arrêtera de produire [des énergies fossiles] que la demande disparaîtra.”

Les statuts de TotalEnergies exigent que Pouyanné prenne sa retraite avant ses 67 ans, qu’il aura en 2030, soit à peu près au moment où TotalEnergies prévoit actuellement de commencer la production de gaz au Mozambique.

Henri Thulliez, l’avocat qui a déposé les deux plaintes pénales contre TotalEnergies à Paris, prédit que les successeurs de Patrick Pouyanné seront moins attachés au projet, pour la simple et bonne raison que le Mozambique s’est avéré être un mauvais pari.

“Vous investissez des milliards dans le projet, et celui-ci est complètement suspendu depuis quatre ans maintenant”, pointe Henri Thulliez. “Tous vos financeurs hésitent. Vous êtes potentiellement confronté à deux procès en France, et peut-être aussi ailleurs plus tard. Vous devez vous demander : à quoi sert tout cela ?”

Quant à Patrick Pouyanné, deux questions hanteront ses dernières années chez TotalEnergies, suggère-t-il.

Premièrement : “Les actionnaires peuvent-ils se permettre de vous garder à votre poste ?”

Deuxièmement : “Pouvez-vous réellement vous regarder dans le miroir ?”

Aude Le Gentil et Alexandre Léchenet ont contribué à cet article, qui a été initialement publié en anglais par POLITICO, puis édité en français par Jean-Christophe Catalon.

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